The View from the Train (La Vue depuis le Train) du réalisateur et photographe britannique, Patrick Keiller, publié par Verso en 2014 en anglais, se compose de treize essais écrits pendant presque 30 ans – plus ou moins la même durée que sa carrière – qui portent sur les sujets du cinéma, l’architecture, le logement social en Grande Bretagne et l’espace physique en général, traités dans le contexte de la ville de Londres. Présentés dans l’ordre chronologique, ces essais ont été originellement destinés à de divers catalogues et publications architecturales et donc contiennent des répétitions considérables des idées et des citations. Alors que certains de ces articles sont peu enrichissants pour ceux qui ne connaissent pas intimement le paysage de Londres (ou les œuvres de Charles Dickens, qui est le protagoniste d’un de ces essais), les autres offrent des aperçus originaux et précieux non seulement de leurs sujets mais aussi les propres films de Keiller et leurs ambitions artistiques.
Comme le troisième long métrage de Keiller, Dilapidated Dwelling (2000), le livre examine principalement l’état délabré du logement social à Londres dans lequel il trouve une sorte de contradiction des promesses du capitalisme moderne de l’abondance matérielle et la prospérité universelle. Certes, il est assez indéniable que depuis la révolution industrielle, la condition de vie générale en Europe a amélioré. L’espérance de vie a vu une croissance tandis que l’accès aux commodités de luxe est devenu plus facile. Par contre, le coût de logement ne cesse pas d’augmenter, surtout à Londres où, selon Keiller, le taux de construction de nouveaux bâtiments a plafonné et la plupart des structures actuelles ont plus de 100 ans. Il tient responsable le système économique pour ce malaise domestique :
…sous le capitalisme avancé, il est progressivement difficile de produire et maintenir la demeure…Il nous semble que la modernité ne se caractérise pas autant par le parc d’activités ou l’aéroport que la demeure délabrée.
De plus, il considère cette caractéristique comme appartenant à une tendance plus grande de la modernité, provenant sans doute de l’éthique protestante qui domine les pays anglo-saxons : l’éloge de les valeurs de travail par rapport à celles de domesticité. Il résume :
Les récits dominants de la modernité – la mobilité et la communication immédiate – semblent être sur le travail et le voyage, et non pas le foyer. Ils sont les constructions d’une élite académique orientée vers le travail sur une élite d’affaires orientée vers le travail.
Keiller propose que, en tant que réponse à cette quasi-impossibilité de transformer les espaces publiques et domestiques de Londres, l’idée de la transformation subjective d’espace a connu une popularité croissante dans la ville. Ce phénomène, l’auteur le croit, remonte aux œuvres et mouvements artistiques du passé, à savoir les courtes histoires de Edgar Allen Poe et Eric Baudelaire, dans lequel nous témoignons une capacité subjective de réinterpréter la ville, et les théories du surréalisme et le situationnisme, dont les partisans cherchaient une métamorphose subjective de la réalité quotidienne dans leurs redécouvertes des bâtiments et les objets ordinaires abandonnés. Keiller nous rappelle que ceci n’est pas un concept académique sans application pratique :
Les transformations des espaces quotidiens sont subjectives, mais elles ne sont pas des délusions ; elles sont des aperçus de ce qui pourrait se passer, et, en fait, de ce qui se passe aux moments de la collectivité intense, pendant des manifestations, des révolutions et des guerres.
La remarque ci-dessus nous fait penser à la transformation esthétique des espaces publiques pendant des moments de grande crise politique (bien démontrée dans le dernier film de Sergei Loznitsa, Maidan (2014), où la place central de Kiev devient un site pour le théâtre de la révolution). Cependant, selon Keiller, ce retour à la mode des pratiques et la philosophie du surréalisme et du situationnisme – des mouvements avec des intentions révolutionnaires – dans les années 1990 à Londres ne signifie pas autant un atavisme que l’appropriation bourgeoise de ces mouvements :
Le dérive et la psychogéographie étaient conçus dans une période plus politiquement ambitieuse, comme des préliminaires de la production de nouveaux espaces révolutionnaires ; dans les années 1990, ils semblaient être des préliminaires de la production de la littérature et des autres œuvres, et du embourgeoisement, la découverte d’une valeur jusqu’alors ignorée dans des espaces et des voisinages délabrés.
Ailleurs dans le livre, Keiller discute l’influence mutuelle de l’architecture et du cinéma. D’après lui, le cinéma s’inspire de l’architecture, mais, plus notamment, il ouvre de diverses possibilités pour cette dernière en tant que critique spatiale. Le cinéma illustre et critique les espaces existants et montre la possibilité de nouveaux espaces pas encore réalisés. Les anciens films nous révèlent des changements historiques de paysage et d’architecture et nous aident à réévaluer l’architecture et les plans d’urbanisme d’aujourd’hui.
Pourtant, les meilleurs passages du livre sont les derniers essais dans lesquels Keiller étudie la relation entre le cinéma et le train. Le cinéma a un rapport intime avec le chemin de fer depuis sa naissance. Le premier film des frères Lumières présente un train en arrivant à la gare. La succession rapide du paysage passant, vue de l’intérieur d’un train, a inculqué dans le spectateur-voyageur un mode de perception moderne qui a rendu possible la compréhension des images en mouvement du cinéma. L’auteur écrit :
Le cinéma et le chemin de fer, les deux, offrent des continuités spatiotemporelles plus ou moins prédéterminées et répétables, donc il n’est pas étonnant que le chemin de fer surgisse souvent en cinéma. Même les pellicules ressemblent aux voies ferrées – de longues bandes avec des cotés parallèles divisées latéralement par des lignes de cadre et des perforations, comme le train est divisé par ses traverses.
Dans le meilleur essai, Phantom Rides, il analyse des films tournés avant les années 1900 et classe deux genres de film dans lesquels le chemin de fer joue un rôle important. La première catégorie se compose des films montrant les panoramas passants pendant un voyage en train. Les spécialistes appellent la deuxième catégorie les Phantom Rides (les voyages fantômes) – les films qui nous présentent la vue des voies ferrées depuis l’avant ou l’arrière du train. Pris tous ensemble, ces deux genres de cinéma primitif offrent des expériences perceptrices qui incarnent une image uniquement des temps modernes :
Cette séquence [du film Brève Rencontre (1948)], avec ses superpositions supplementaires et son récit affirme l’interprétation du panorama de chemin de fer – suggérée par les premiers exemples de [Alexandre] Promio – en tant que une image du flux de conscience. En 1913, Sigmund Freud a écrit que des psychanalystes pourraient utilement dire à leurs patients de « raconter tout ce qui passe dans votre esprit. Agissez comme si, par exemple, vous étiez un voyageur assis à cote de la fenêtre d’un compartiment d’un train qui décrit à quelqu’un assis au milieu du compartiment les vues changeantes de l’extérieur que vous voyez ». En revanche, les voyages fantômes ressemblent particulièrement à l’image ‘prédatrice’ de durée de Henri Bergson présentée dans Matière et Mémoire (1896), dans lequel le présent est « l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir ».
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