«Hélas ! Qu’il est terrible de savoir, quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède !»
— Œdipe Roi (Sophocle)
Bien que cette adaptation italienne d’Œdipe Roi soit largement fidèle au texte de Sophocle, le film appartient complètement à son réalisateur Pier Paolo Pasolini. Tout d’abord, c’est un œuvre stylistiquement harmonieux avec des autres films de Pasolini, dans ses choix esthétiques très particuliers : la symétrie des compositions du plan, les intertitres qui verbalisent des pensées des personnages, l’accent sur l’artificialité théâtrale de la mise en scène, le montage déboussolant et non conventionnel, le penchant pour représenter les gestes, coutumes et rituels indigènes, l’utilisation des acteurs non professionnels pour l’interprétation et la prédominance des plans d’ensembles qui diminue les personnages et leurs actions éphémères par rapport à la permanence de la nature.
Mais, thématiquement aussi, le film est fortement lié aux autres films du cinéaste. Pasolini trouve dans le mythe d’Œdipe une subversion du système de famille. Pour lui, la famille bourgeoisie, en marchant sous l’autorité patriarcale et en réprimant des pensées individuelles et des désirs errants, est véritablement la fondation du système capitaliste exploiteur et se trouve à la racine de la malaise spirituelle moderne. Dans Théorème (1968), l’atomisation de la famille en individus correspond à la dissolution et cession de l’usine aux ouvriers, tandis que, dans Porcherie (1969), la perpétuation de l’industrie dépend de la maintenance de la famille. Vouloir faire tomber capitalisme, selon Pasolini le gauchiste radical, c’est vouloir faire tomber l’unité familiale bourgeoisie.
En conséquence, Œdipe Roi accentue le conflit entre l’Etat et la Famille déjà présent dans les pièces de Sophocle. La sphère privée et la sphère publique sont toujours en guerre dans ce film. Tous ce qui se passe dans la vie privée d’Œdipe impacte le bien-être de sa ville Thèbes. La scène importante où Œdipe découvert la vérité de ses origines, se déroulant à l’intérieur du palais dans le texte original, est transplantée à l’extérieur dans le film. Chaque fois qu’il fait l’amour à sa femme/mère Jocaste dans sa chambre, Pasolini le juxtapose avec le ravage de la peste à Thèbes, l’implication étant que la ville subit la punition divine pour le pêche grave de son roi. Le crime d’Œdipe le roi c’est justement le crime d’Œdipe le fils. Le privé est tout à fait politique dans les films de Pasolini.
C’est un film qui comprend bien que la tragédie d’Œdipe est la tragédie de vouloir voir trop, entendre trop et savoir trop. (Les trois verbes les plus fréquents dans l’oeuvre sont voir, entendre et savoir.) Pour Sophocle, comme pour Goethe dans Faust, ce désir est une transgression contre la volonté des dieux et contre les limites de l’humanité. Pour Pasolini, pourtant, c’est une confrontation dangereuse avec la puissance destructive de la vérité. Il est possible de voir l’étranger dans Théorème comme l’incarnation d’une certaine vérité politique qui dissout les liens familiaux artificiels. Alors que la version de Sophocle est un avertissement moral, celle de Pasolini est une illustration sociopolitique.
Une des raisons pour laquelle la pièce de Sophocle attire toujours l’attention des lecteurs est la question principale de l’existence d’un libre arbitre humain : Œdipe est-il une marionnette entre les mains des dieux ou fabrique-il son propre destin ? Bien sûr, il n’existe aucune réponse finale à cette problématique et le paradoxe central d’Œdipe Roi reste irrésoluble : les personnages dans l’œuvre croit si religieusement en prédestination qu’ils prennent des décisions conscientes pour l’éviter. Et ce sont véritablement ces décisions prises de libre arbitre qui scellent leur sort.
Il paraîtrait que le film de Pasolini présente Œdipe comme un enfant du destin qui soumet sa volonté au sort, comme l’indique les cercles qu’il fait aveuglément pour choisir son parcours. Néanmoins, il est aussi évident qu’il agit librement. Au cœur du film, il y a la scène du meurtre de son père, le roi Laïos – verbalisée rétrospectivement dans le texte, visualisée remarquablement dans le film – où nous voyons cette polarisation avec clarté : Œdipe fuit ignominieusement l’entourage du roi mais il est propulsé malgré lui par des forces surnaturelles de assassiner Laïos.
En plus, Pasolini ajoute une phrase très étrange – absent dans le texte original – au monologue de Œdipe après qu’il apprenne la vérité de ses origines : « Tout est clair et voulu, pas imposé par destin». Selon un entretien, Pasolini croit à tort que ceci vient de Sophocle, mais il est également probable que Pasolini pensait au Complexe d’Œdipe de Freud en écrivant son personnage principal. Son film est, en effet, la pièce de Sophocle vue à travers le prisme de la psychanalyse Freudienne. Il donne à Œdipe ce qui est absent dans la pièce originale : un conflit psychologique, une intériorité.
Cela nous emmène à la déviation la plus importante du film du texte. Pasolini commence le film avec des scènes situées dans la période de la Seconde Guerre Mondiale. Nous voyons la naissance d’un enfant, le déplacement de l’attention de sa mère de son mari vers lui et le désaccord conséquent entre lui et son père. Un soir, l’enfant regarde ses parents faisant l’amour et cette découverte le marque à vie. Après ceci, le film passe à un cadre d’antiquité (tourné au Maroc) où le mythe d’Œdipe se déroule. Dans cette partie, Œdipe (joué par Franco Citti, collaborateur régulier de Pasolini) est hanté par cette image de l’enfance qu’il considère comme un cauchemar. De la même façon, le film se termine avec des scènes d’Œdipe vagabondant les rues de Rome industrialisée, vieux et aveugle. Ceci provoque la question : la partie centrale du film est-elle un rêve de l’enfant de la première scène dans lequel il comprend l’image cruciale de son enfance par le mythe d’Œdipe ? Où le mythe est-il la vérité unique et constant de l’Homme qui est cachée par les détails quotidiens de nos vies ? Évidemment, Pasolini croit que des mythes existent toujours parmi nous, régulant non seulement nos rapports avec le monde mais aussi notre propre idée de qui nous sommes. Pasolini le résume :
«La persistance des grands mythes dans le contexte de la vie moderne m’a toujours frappé, mais davantage l’intervention continuelle du sacré en notre vie quotidienne. Je défends le sacré parce que c’est la partie de l’homme qui offre le moins de résistance à la profanation du pouvoir.»
(Off topic comment alert)
Hi JAFB,
How about posting the English versions of these posts on your Seventh Art blog? I’ve been a long time admirer of your writing, and this blog just gives me that terrible feeling of missing out on a post of yours (translation tools aren’t always reliable and often yield unintentionally hilarious mistranslations, you know).
Was also curious, any particular reason why you’ve chosen to write about these specific films in French?
Thanks and regards.
(Please reply in English if possible!)
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Thank you for your (very) kind words, ASP! It’s heartening.
Yes, I did have the idea of cross posting them in English, but translating stuff that you have written yourself is something of a chore. But I do have the intention of doing it some day.
There is no specific reason for choosing these films. It’s just that I have been wanting to see these films for quite some time and I happened to catch them recently.
Cheers!
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My question was more on the lines of, is there any specific reason for choosing French language for writing about these films or are you just doing it as a break from English? But I think I got the answer nevertheless.
I’ve been wanting to learn French for quite some time primarily for two reasons: Most of Godard’s films and Resnais’ Last Year At Marienbad. They’re so overstuffed with something for all the senses (the image-sound juxtapositions in Marienbad, the image-sound-text-musical cues-wordplay etc etc in Godard) that reading subtitles seems like an additional burden. There’s this fear of missing something more important in the movie while my attention is held by subtitles…
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Peter Kubelka was indeed right when he said, “You can destroy a film in several ways: cut it up, burn it—or subtitle it.”
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Haha, that’s a sharp remark. I think Godard has said something to that effect too.
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Yes, reading subs in a Godard film is especially difficult.
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